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28 mars 2021

L'étrange méthamorphose de A. O. Exquemelin en J. Esquemeling

Cette curiosité agace les historiens et autres érudits depuis très longtemps déjà : pourquoi, les éditions anglaises originelles (1684) de l'oeuvre d'Alexandre Olivier Exquemelin donnent-elles comme auteur John Esquemeling?

Une réponse simple, et facile, serait (et elle l'est effectivement) que la toute première édition anglaise, celle du libraire William Crooke (1684), a été traduite à partir de l'édition espagnole, commise par le docteur Alonso de Bonne-Maison, qui écrit bien l'avoir faite à partir de :

« ...la Historia nuevamente impresa de los Piratas de la America, que J. Esquemeling, Francés de nación, escribió el año pasado e hizo imprimir en lengua flamenca... »

S'il est indéniable que cette traduction espagnole fut réalisée à partir du livre original en hollandais (De Americaensche zee-roovers), on peut s'interroger, à bon droit, pourquoi le docteur Bonne-Maison dit que l'auteur est J. [pour Jan ou Juan] Esquemelin, alors que cet original désigne celui-ci sous le nom de « A. O. Exquemelin ». S'est-il simplement trompé?

C'était d'autant peu probable qu'un compétiteur du libraire Crooke, nommé Thomas Malthus, fit paraître sa propre traduction anglaise, la même année 1684, qu'il dit avoir fait réaliser à partir d'un exemplaire de l'original hollandais, écrit par « J. Esquemeling ».

Il y a deux ans, lorsque je débutais mes recherches touchant Exquemelin, je tombai par hasard sur la thèse de Henrieke Korten, Boeckeniers zijn gaeuw in het schieten Jan ten Hoorns uitgave Americaensche zee-roovers (2011). À la fin de cette thèse (qui autrement contient maintes erreurs et absurdités touchant le chirurgien français, sa vie et son oeuvre), je trouvai une liste de livres publiés par Jan Claesen ten Hoorn, l'éditeur hollandais d'Exquemelin, et parmi cette liste, cette référence piqua ma curiosité :

Piratica America, of den Americaenschen zee-roover, Jan Esquemeling, 1678. 4°

Mme Korten avait eu la prévenance de citer la source de sa liste : The Short-Title Catalogue, Netherlands (STCN). Une recherche dans cette base de données me révéla qu'il existait bel et bien deux versions différentes de l'édition Ten Hoorn :

  1. Americaensche zee-roovers (1678), par A. O. Exquemelin, celle que tous ceux qui se sont intéressés à la question connaissent, avec son impressionnant frontispice;
  2. Piratica America, of den Americaenschen zee-roover (1678), par Jan Esquemeling, sans le frontispice gravé de la précédente, mais avec une toute nouvelle page de titre.

Le lecteur peut comparer la page de titre de la première provenant de l'exemplaire détenu par la Library of Congress (F2161 .E71) avec celle de la seconde, provenant du seul exemplaire connu de cette version, conservé à la bibliothèque de la Vrije Universiteit Amsterdam (XL.05626).

Voici ce que j'écris à propos de cette seconde version de l'édition hollandaise dans mon étude inédite sur Exquemelin :

Vers le même temps de la publication de l'édition allemande (1679) — peut-on le présumer —, la question du nom de l'auteur et celui du titre de l'ouvrage donna lieu, à Amsterdam même, à une pratique éditoriale assez déroutante. En effet, il apparaît que les derniers exemplaires que Ten Hoorn avait mis en vente dans sa librairie n'avaient pas de frontispice, mais plus important, qu'ils avaient une toute nouvelle page de titre, dont le texte, beaucoup plus bref, reprenait celui bilingue (latin et néerlandais) de la première partie de l'ouvrage : Piratica America, of den Americaenschen zee-roover. Chose encore plus étonnante, au lieu de « A. O. Exquemelin », l'auteur y est maintenant désigné sous le nom de « Jan Esquemeling ». Un seul exemplaire de cette version semble encore exister aujourd'hui, et il est conservé à la bibliothèque de l'université libre d'Amsterdam.

Pourquoi Ten Hoorn a-t-il procédé à ces changements pour le moins radicaux? Cette nouvelle page de titre semble d'ailleurs avoir été faite à la hâte, puisque le titre abrégé qui y figure a été composé avec exactement les mêmes caractères typographiques, de taille et de disposition identiques, que celle du titre de la première partie de l'ouvrage dont il s'est inspiré. Exquemelin a-t-il demandé lui-même au libraire de faire cette modification? C'est l'hypothèse la plus plausible. Alors pourquoi? Exquemelin était-il insatisfait du produit fini, car il était vraisemblablement absent d'Amsterdam lorsque le livre sortit des presses de Ten Hoorn? Quelqu'un avait-il remis au libraire le manuscrit sans l'autorisation de l'auteur? Si non, alors ce livre faisait-il à Exquemelin une publicité dont il n'avait pas besoin, compte tenu de ses ambitions? Lui avait-on, en effet, fait savoir que la position à laquelle il aspirait lui serait refusée si son nom était associé à un tel ouvrage? Ou plutôt à celui de l'éditeur qui n'avait pas la meilleure des réputations. Il est difficile de trancher. Une chose demeure : ces changements surviennent alors qu'Exquemelin quitte le service de l'Amirauté d'Amsterdam pour s'établir dans la ville et y exercer officiellement sa profession.

Pour ceux que la chose pourrait intéresser, vous pouvez consulter mes Collations sommaires des premières éditions de l'oeuvre d'Alexandre Olivier Exquemelin 1678-1699, contenant les liens vers les copies numériques les plus complètes de ces éditions que j'ai pu trouver.

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