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25 février 2021

En feuilletant Exquemelin : le capitaine Roc, dit le Brésilien

Le 30 janvier dernier, je mentionnais l'étude inédite que j'avais faite concernant Exquemelin et son oeuvre.

Aujourd'hui, je vous propose, dans la même veine, une analyse de ce qu'Exquemelin raconte à propos du flibustier d'origine néerlandaise Roc le Brésilien (ou Rock Brasiliano, dans les versions anglaises), réputé pour sa cruauté envers les Espagnols. Il s'agit en fait d'une analyse comparée, comparée avec les sources manuscrites, autrement dit les documents d'archives. On pourra y constater que si certaines conclusions concernant le capitaine Roc, que l'on trouve dans les dictionnaires de pirates, reproduites ensuite bêtement dans Wikipedia, d'autres ne sont pas suffisamment étayées par les sources. Vous pourrez surtout y voir (ce qui est plutôt rare) le processus de réflexion qui conduit à accepter ou non certains faits qui sont rapportés par un chroniqueur comme Exquemelin. En effet, j'y arrive notamment à la conclusion que ce que ce chroniqueur rapporte à propos de ce capitaine (qu'il a pu rencontrer par ailleurs lors de l'entreprise de Panama) n'est que ouï-dire, et c'est pourquoi il est difficile de concilier son récit avec les autres sources contemporaines qui font référence à ce capitaine. Mais attention! Cela ne signifie pas pour autant qu'Exquemelin ne soit pas une source fiable pour ce qu'il rapporte ailleurs dans ses écrits.

Roc le Brésilien, de son nom véritable Gerrit Gerritsen, fut capitaine flibustier à la Jamaïque (où on le surnommait simplement Rocky), par intermittence seulement (comme plusieurs de ses contemporains), de 1665 à 1669. Durant la décennie suivante, il poursuivit sa carrière avec les Français de Saint-Domingue, et il finit pendu à Curaçao vers 1681 dans des circonstances qui demeurent obscures, ce dernier point étant un élément biographique tout à fait inédit.

Pour en savoir plus, consulter le texte En feuillant Exquemelin : le cas de Roc le Brésilien.

19 février 2021

En attendant Pirates des Caraïbes, no. 6

Depuis quelque temps, l'on spécule beaucoup dans les médias à propos du prochain Pirates of the Caribbean, sixième mouture, avec ou sans Johnny Depp, car l'acteur ayant fait les manchettes avec ses procédures de divorce, cela n'a pas plu du tout au très puritain Disney. Il faut dire que les films de cette série s'adressent d'abord et avant tout aux enfants, et il n'est pas bon que la principale vedette soit maintenant étiquetée, à tord ou à raison, comme un homme qui rudoyait son ex-femme... lui qui, dans cette série, joue un rôle pas très viril de pirate saltimbanque. Serait-il donc plus proche des vrais flibustiers dans sa vie privée? Blague de très mauvais goût évidemment.

Alors pourquoi  Disney, qui a dépensé des millions de dollars pour ces films insipides, n'investirait pas plutôt dans une véritable film de pirates, ou de flibustiers. Vous rigolez, la très puritaine Disney? Pourtant, ce ne sont pas les bonnes histoires qui manquent pour faire un excellent film d'aventure pour adultes, sans les monstres imaginaires et autres niaiseries du même genre. Évidemment, il faudrait montrer le côté obscur des écumeurs de mer : les massacres, la torture, des noirs réduits en esclavage, des viols... et oui, des batteurs des femmes, car il y en avait... comme aujourd'hui. C'était aussi cela le quotidien de ces hommes.

Apparemment, Netflix s'apprête à combler partiellement cette lacune avec un docu-fiction intitulé The Lost Pirates Kingdom. Personnellement, je suis très critique de ce genre de télédivertissement où l'on reconstitue avec des acteurs la vie de personnages historiques, mêlant allégrement la fiction avec la réalité historique que quelques experts, généralement tous américains ou britanniques, s'efforcent tant bien que mal de nous expliquer avec tous les poncifs du genre, mais semble-t-il que ce genre « m'as-tu vu » se vend très bien. J'ai regardé les deux minutes de la bande-annonce de ce docu-fiction, et je constate encore qu'il y aura bien des raccourcis dans cette série américaine. Mieux aurait vallu faire un vrai film de pirates, et un vrai documentaire sur le même sujet.

Si vous aimez le genre, je vous invite plutôt à visionner gratuitement le premier épisode (de deux) de La Buse: l'or maudit des pirates. Vous y verrez témoigner des experts français de la piraterie, notamment le professeur Philippe Hrodej et mon défunt ami Jacques Gasser, qui n'ont rien à envier à leurs homologues américains au chapitre des connaissances, et aussi curieux que cela puisse paraître, Jacques était devenu l'un des grands experts mondiaux des pirates anglais du début du XVIIIe siècle (les Barbe-Noire, Bellamy, et compagnie). Et si cela vous plaît, vous pourrez même visionner la suite sur le site du producteur... pour une poignée de pièces de huit.

7 février 2021

Anthologie de documents d'époque touchant la piraterie

Kris Lane et Arne Bialuschewski (éd.), Piracy in the Early Modern Era: An Anthology of Sources (Indianapolis: Hackett Publishing Company, Inc., 2019), 200 p. — https://www.hackettpublishing.com/piracy-in-the-early-modern-era-4323

Cette intéressante petite anthologie propose une sélection de documents d'époque concernant presque tous les aspects de la piraterie, au sens large, sur une période de deux siècles, 1520 à 1720. Plusieurs des documents qui la composent se rapportent d'ailleurs aux flibustiers des Antilles. Chaque texte est précédé d'une courte mise en contexte, et plusieurs d'entre eux sont suivis d'une série de questions pour alimenter la réflexion sur le sujet présenté. Destiné d'abord et avant tout pour l'enseignement de l'histoire, cette anthologie ne manquera pas toutefois de plaire à tous ceux qui s'intéressent au phénomène de la piraterie durant ce que l'on pourrait appeler son âge d'or, du point de vue occidental.

Les auteurs, les professeurs Lane et Bialuschewski, comptent parmi les plus éminents spécialistes de la piraterie du début de l'époque moderne.

Leur livre peut être prévisualisé sur Google Books.

6 février 2021

Mésaventures de certains camarades de William Dampier en Asie du Sud-Est

Dans les derniers jours de 2019, j'ai coécrit un petit texte, en anglais, avec un sympathique professeur australien à la retraite, Andrew F. Smith, collaborateur du Borneo Research Bulletin. L'article en question, concluait deux autres commis précédemment par le professeur Smith à propos d'un aventurier d'origine irlandaise nommé Thomas Gullock, ancien flibustier des Antilles devenu un marchand peu scrupuleux, en lien avec les pirates européens qui fréquentèrent l'océan Indien à la fin des années 1690 et au début des années 1700.

Gullock avait appartenu à l'équipage du Cygnet, capitaine Charles Swan, qui fut l'un des rares capitaines non-espagnols à avoir traversé la grande mer du Sud (l'océan Pacifique) au XVIIe siècle. Il avait donc été l'un des compagnons de William Dampier. 

Je n'ai évidemment pas pu inclure toutes les trouvailles (et elles sont nombreuses) que j'ai faites concernant les aventures « asiatiques » des flibustiers du Cygnet, qui revenaient de faire la course contre les Espagnols aux côtes pacifiques des Amériques.  Le séjour de plusieurs mois que ces flibustiers firent chez le sultan de Mindanao (aux Philippines) a été peu étudié, ainsi que les circonstances de la décision du deux tiers d'entre eux d'abandonner leur capitaine et ses partisans chez ce monarque musulman. De même, la course subséquente du Cygnet, sous leur conduite, vers la mer de Chine méridionale jusqu'à Madagascar, et le sort de ceux qui, comme Gullock, demeurèrent à Mindanao.

La référence de l'article est la suivante :

Andrew F. Smith et Raynald Laprise, « Thomas Gullocks's arrival in the East Indies », Borneo Research Bulletin, vol. 50 (2019), p. 25-31.

Une copie de ce texte peut être lue dans The Free Library. Malheureusement, l'article n'y est pas mis en forme, et cela peut rendre sa lecture un peu ardue.

4 février 2021

Quelques réflexions sur l’étymologie du mot « flibustier »

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On a longtemps cru, et on dit encore aujourd'hui que le mot « flibustier » tire son origine, soit de l'anglais freebooter, soit du néerlandais vrijbuiter. La vérité est un peu plus complexe. En effet, un examen attentif, bien que succinct, des dictionnaires et lexiques anciens, ainsi que des sources imprimées et manuscrites, permet d'arriver à un constat quelque peu différent.

Examinons d'abord la définition que donne du « flibustier » l'ouvrage que l'on pourrait qualifier du dictionnaire le plus important et le plus complet de la langue française du siècle de Louis XIV, celui de Furetière :

« C'est un nom qu'on donne aux corsaires ou aventuriers qui courent les mers des Antilles et de l'Amérique. Ce qui vient de l'anglais flibuster, qui signifie corsaire. »

Les sources de Furetière sont facilement identifiables. Pour la première partie de sa définition, il a puisé dans l'histoire des Antilles françaises du Dominicain Du Tertre. L'emprunt vient des deux derniers tomes de cette oeuvre, parus en 1671, là où le mot, sous sa forme « fribustier », apparaît pour la première fois dans un ouvrage imprimé. Du Tertre, n'en donne toutefois pas de définition formelle : il se contente d'associer, ici et là, le « fribustier » au corsaire ou l'aventurier dont les activités se limitent - on le devine du contexte - à l'Amérique.

Quant à la référence à l'étymologie anglaise du mot, Furetière l'a emprunté à la première édition française du livre d'Exquemelin, où on peut lire ceci :

« Voilà comment le petit nombre de ces aventuriers fut divisé en trois bandes, dont les uns s'appliquèrent à la chasse et prirent le nom de boucaniers, les autres à faire des courses, et prirent le nom de flibustiers, du mot anglais flibuster, qui signifie corsaire.... »

Or, Exquemelin est le seul contemporain à mentionner cette origine, ce qui laisse planer un doute quant à son exactitude. Certes, freebooter existe alors bel et bien, mais les Anglais l'ont eux-mêmes emprunté au néerlandais, comme en témoigne le lexicographe Edward Phillips à la fin des années 1650 :

« A Soldier that makes inroads into an enemies' Country, for Cattle, or any other commodity from the enemies' Country. It comes from the Dutch words frey, i. e. free, and beut, i. e. prey. The Italians call them Banditi. »

On remarque d'abord une chose. Freebooter ne s'applique pas particulièrement au domaine maritime, et il demeure un terme général servant à désigner tout homme de guerre qui fait des descentes en pays ennemi pour prendre du bétail ou tout autre biens, donc pour le pillage, élément essentiel sur lequel je reviendrai un peu plus loin. Le mot est également synonyme d'aventurier, ou soldat de fortune, ce que confirme, deux décennies plus tard, un lexique franco-anglais qui décrit ainsi le freebooter :

« Un aventurier, soldat qui cherche les fortunes et les aventures de la guerre au péril de sa vie. »

Vers le même temps, le très mondain Mercure Galant est sans doute plus proche de la vérité quant à l'étymologie de « fribustier » lorsqu'il écrit :

« ...le nom de fribustier... vient d'un mot allemand et hollandais, qui signifie pirate ou corsaire. Il a pourtant un sens plus honnête, et pourrait être confondu avec le mot d'Armateur, si ce n'est que ce dernier s'entend proprement des marchands et des capitaines qui montent les vaisseaux en course, au lieu que fribustier désigne tous ceux qui montent les vaisseaux, et qui font métier de courir la mer. Ce nom est particulier aux Français et aux Anglais des Isles d'Amérique. »

Mais, là encore, faut-il vraiment chercher dans l'allemand freibeuter et le néerlandais vrijbuiter l'origine du « fribustier » ou du « flibustier » français. C'est omettre que Furetière, en plus d'une entrée pour « flibustier » en a une pour « fribust », qu'il définit ainsi :

« C'est un vaisseau armé en cours qui fréquente les Isles de l'Amérique, et on appelle fribustiers, le capitaine et les gens de l'équipage de l'armateur. »

Or, l'on sait exactement où Furetière a pris ce mot et sa définition. Tous deux proviennent d'un dictionnaire de termes militaires commis par le comédien et érudit Guillet de Saint-George :

« Fribuste. Ce mot est principalement en usage dans les Isles françaises de l'Amérique pour dire un vaisseau armé en cours. Fribustier, signifie également le commandant, et les gens de l'équipage du vaisseau armateur. »

Ainsi « fribustier » serait simplement un dérivé de « fribuste », nom que l'on donnait aux navires corsaires dans les Antilles françaises. C'est ce que confirme, au-delà des lexiques et dictionnaires, les plus anciens documents manuscrits où « fribustier » apparaît pour la première fois.

Par exemple, en 1669, un officier de marine anonyme, après avoir discuté des origines du métier de « fribustier », mentionne plusieurs fois les « fribustes », que l'on déduit être, effectivement, les navires montés par ces hommes. :

« Il ne serait pas à propos d'entrer dans le détail de toutes les entreprises qu'ils exécutèrent, mais je dirai seulement qu'ils firent de riches butins et des actions accompagnées d'une hardiesse et d'un bonheur prodigieux jusqu'en l'année 1630 ou 1635, car les corsaires n'ayant pas de retraite dans l'Amérique revenaient en Europe avec leurs prises et se contentaient de faire 2 ou 3 voyages dans leurs vies. Mais, depuis que les Antilles furent habités par les Français et les Anglais, et les colonies en état de s'étendre, les Français occupèrent l'île de la Tortue, qui est à deux lieues de l'île de Saint-Domingue du côté du nord, et s'y établirent. Comme elle devint l'abord le plus ordinaire des corsaires, il y vint aussi des Français qui, ayant montés sur leurs vaisseaux, s'accoutumèrent à aller en course et furent appelés fribustiers, qui étaient au commencement un petit nombre. »
« Au reste, ils ne gardent aucune discipline dans le combat, ne forment ni corps, ni pelotons et observent seulement de tirer au sort qui donneront les premiers ou qui garderont les fribustes. (...)
« Deux fribustes françaises sorties de l'île de la Tortue en même temps les joignirent du côté de l'île de Cuba...
« Cet L'Olonnois fit une prise fort riche mais ayant donné à la côte, il perdit sur les rochers et sa prise et ses fribustes. (...)
« Les Anglais après être arrivés à Bocator et pêcher 5 ou 6 jours de la tortue et du lamantin, ils y laissèrent leurs fribustes ayant seulement pris un vaisseau de 80 tonneaux et 22 canots ou petites chaloupes...
« De sorte qu'ayant laissé le vaisseau de 80 tonneaux et 100 hommes pour le garder et le reste des fribustes qui avaient ordre de suivre et de s'y rendre un jour après, ils se mirent 400 hommes dans les 22 canots... »

Si quelques années plus tôt, en 1666 le gouverneur de la Tortue parlait lui aussi du navire appelé « fribuste », il expliquait aussi qu'il s'agissait d'un type d'armement, bref d'une activité consistant à faire la guerre par mer :

« L'autre tiers seraient des enfants de 13, 14 et 15 ans, duquel nombre une partie serait distribuée aux habitants qui pourraient en faire passer sur ce nombre à leur frais et aller en France; pour cet effet; l'autre partie serait envoyée en fribuste.
« Et je puis assurer que le passage desdits 1000 à 1200 personnes est bien plus nécessaire que tout autre chose et, pourvu qu'on eût soins d'armer et discipliner ceux qui seraient en état de l'être et en envoyer en fribuste - comme je viens de dire - le plus qu'on pourrait, je réponds que dans dix mois nous serons aussi forts par mer que les Anglais... mais, si nous n'avons des gens aguerris (et nous n'avons point d'autres moyens d'en avoir qu'en les envoyant sur des vaisseaux armés en guerre, ce que nous appelons fribustes), infailliblement il y aura toujours doute à l'événement de nos entreprises... »

Ces deux exemples - quoique qu'ils soient les seuls, encore que dans un corpus documentaire somme toute très pauvre - prouvent bien que « fribustier » fut formé à partir de « fribuste ». C'est d'autant plus significatif qu'avant 1663, on cherchera, sans doute, en vain quelque référence écrite que ce soit aux fribustiers ou flibustiers, lorsqu'on trouve deux cas d'emploi de fribuste, le premier pour désigner l'armement d'un navire en guerre, et le second, le navire lui-même engagé dans cette activité.

Le premier cas, qui est bien connu, provient d'une relation des voyages faits par un certain Daniel Le Hirbec. On l'a souvent, à tord, cité comme étant la plus ancienne source contenant le mot flibustier. Comme on peut le constater, Le Hirbec y parle plutôt de fribuste :

« ...je m'embarquai aux Niefvres dans le navire du capitaine Denis, Anglais, lequel était en fribuste et venait de courir le Pérou... »

Le voyage de cet Anglais, armé en fribuste, donc en guerre contre les Espagnols, au départ de l'île de Nevis, se déroulait au début des années 1640, soit près d'un quart de siècle avant les premiers mentions connues de fribustier ou flibustier.

Le second emploi ancien de fribuste provient d'un petit livre peu connu, récemment numérisé par la Bibliothèque nationale de France, oeuvre d'une soldat de fortune nommé René de Monpilliers. Et cette fois, on y désigne le navire lui-même :

« Nous étions dans une fribuste d'Hollande, munie de vingt-huit pièces de canon. »

Ce navire hollandais qui avait fait escale dans la partie française de Saint-Christophe, lui aussi au début des années 1640, était effectivement armé pour prendre contre les Espagnols et les Portugais, tant en Amérique qu'en Afrique.

Ayant établi que fribustier, ou son dérivé flibustier, tire son origine de fribuste, qui désigne soit l'activité du corsaire et pirate des Amériques, ou le navire servant à exercer cette activité, essayons maintenant de déterminer celle de cet autre mot.

Il est vrai qu'en anglais, en plus du mot freebooter, on rencontre également, dès le début du siècle, le verbe to freeboot, qui signifie « piller ». Par ailleurs, nous avons vu précédemment que le lexicographe anglais Phillips affirme que, dans sa propre langue, freebooter fut formé à partir de vrijbuit, de vrij, libre, et buit, butin, expression néerlandaise d'origine allemande. Le mot fribuste est-il pour autant un emprunt du français à l'anglais? Je ne le pense pas. En effet, dans les années 1640, et même dans les décennies précédentes en reculant jusqu'au tout début du siècle, les Anglais qui font la course contre les Espagnols constituent une infime minorité, bien loin derrière les Français, et surtout les ressortissants des Provinces Unies des Pays-Bas. En fait, comme je l'ai expliqué dans un texte précédent sur le mulâtre Diego de Los Reyes, la Geoctroyeerde Westindische Compagnie (GWC) considérait alors le pillage des navires et des cités espagnols en Amérique comme sa chasse gardée :

« Ses corsaires vont même jusqu'à empêcher les Français, bien qu'ils soient leurs alliés dans la guerre contre l'Espagne depuis 1635, de faire la course, ou du moins, ils leur interdisent de se poster aux endroits où se font les meilleures prises. De plus, Jol et les autres capitaines de la GWC ont su récemment que la Providence Island Company armait contre les Espagnols, et ils ont envoyé des lettres en Hollande pour savoir pourquoi ces Anglais osaient attaquer ainsi une nation qui était en paix avec la leur, et pour demander que des représentations soient faites à Cour d'Angleterre afin que cesse cette compétition, sinon ils couleraient tout corsaire de cette compagnie anglaise qu'il rencontrerait dans la mer des Antilles. »

Or, lorsque, dans les années 1640, Monpilliers dit s'embarquer dans un fribuste hollandais, ou Le Hirbec dit qu'un Anglais était armé en fribuste, il faut peut-être comprendre que, dans les deux cas, les capitaines, les équipages et les navires en question n'avaient aucune commission leur permettant de prendre sur les Espagnols, ou du moins les autorisations qu'ils portaient étaient pour le moins douteuses, et qu'ils agissaient en vertu du principe voulant qu'« Au-delà des Lignes des Amitiés », tout prise sur les Espagnols ou les Portugais est bonne de facto, puisque ceux-ci considéraient tout navire étranger s'aventurant dans leurs colonies comme un pirate. Mais, à mon avis, il faut y voir plus simplement d'abord le fait que ces aventuriers venaient uniquement en Amérique à dessein d'y piller l'Espagnol, sans pour autant relever directement de quelque pouvoir établi comme la GWC, la Providence Island Company, ou le roi de France, et ce qu'ils portassent ou non une commission émise par l'une de ces autorités, et ensuite que les aventuriers néerlandais étant les plus nombreux, c'est leur vocabulaire que les Français ont adopté puis adapté dans leur langue.

« Sortir en mer pour le pillage », expression qui peut résumer le métier de flibustier, correspond d'ailleurs à une autre expression qui existait de longue date, en néerlandais « op vrijbuit te varen ». En français de l'époque, on dirait « écumer les mers » ou « faire le cours », c'est-à-dire la course. Le vrijbuit était donc ce qu'on appelait alors, le « pillage », cette partie du butin que l'on ne partage avec personne, que Furetière définit ainsi :

« Vol qui se fait dans la confusion, dans le désordre, dans la licence de la guerre... en termes de mer, se dit de la dépouille des coffres, hardes et habits de l'ennemi pris, et de l'argent qu'il a sur lui jusques à trente livres. Le reste s'appelle butin, qui est le gros de la prise. Ces mots se confondent quelquefois. »

Reste la non moins épineuse question du S, entre le U et T. En effet, cette lettre ne se retrouve ni dans vrijbuit ni dans vrijbuiter. Alors que fait-elle dans le mot « flibustier ». Pour certains linguistes, ce S aurait été muet à l'origine, du moins jusqu'au début du XVIIIe siècle. En effet, il était coutume au XVIIe siècle, dans la langue écrite, d'ajouter pour certain mot un S muet entre une voyelle et la lettre T. Une étude plus poussée serait toutefois nécessaire pour déterminer si ce S était bien muet à l'origine, ou, s'il était prononcé dès le départ, par quel procédé phonétique cela a pu être possible.

Raynald Laprise.